Un texte de loi, suffisant pour garantir l’ouverture et l’innovation sur Internet ? Réaction à la position du PS

Si la proposition de légiférer sur le principe de neutralité est un pas essentiel dans la conservation d’un Internet ouvert à tous, l’internaute dans le contexte politique actuel, est en droit de s’inquiéter pour la façon dont le réseau et ses informations sont et seront gérées sur la toile.  Un texte contraignant les FAIs (Fournisseurs d’Accès Internet) à gérer le trafic sans discrimination suffira-t-il à éviter les dérives consuméristes et sécuritaires qui semblent actuellement menacer le média-à-tout-faire qu’est l’Internet que nous connaissons et utilisons aujourd’hui ?
Sera-ce suffisant pour garantir l’ouverture et l’innovation qui a prévalu jusqu’à présent sur la toile, pour protéger la voix et les initiatives du citoyen-internaute face à celle des grosses pointures de l’économie en ligne ?

Entre deux chaises

L’intention des formations politiques soutenant le texte de la « Neutralité du Net » est de pallier le manque d’encadrement que proposent les textes européens aujourd’hui en vigueur (ou en passe d’entrer dans les textes nationaux en vigueur). Ils souhaitent donc, pour la Belgique pouvoir « corriger le tir » sur cette question de la gestion du trafic et par-là protéger une certaine diversité des contenus créés pour d’autres raisons que le bénéfice financier. C’est un pas dans la bonne direction. Mais dans le même temps, il est selon nous temps de se pencher sur  les énormes potentialités  qu’offrira le réseau, notamment en termes de partage et de circulation de contenus et connaissances et de leur exploitation quotidienne.

La proposition de Valérie Déom répond à une dérive très contemporaine d’altérations des droits initiaux dont pouvait se prévaloir l’internaute lambda : la liberté de recevoir, mais aussi de proposer des informations et des services à la même vitesse que son voisin. Aujourd’hui les alliances commerciales entre FAIs et les grandes entreprises qui proposent du contenu mettent cet équilibre à mal et menacent ce que peut aujourd’hui proposer tout-un-chacun pour le simple prix de l’abonnement Internet (voir « pack-Belgacom-Génération » et « Mobistar Tempo Tribe »).
Mais au regard  des autres questions abordées dans l’interview ci-contre, on peut aussi s’interroger sur la nécessité d’élargir le champ de réflexion du législateur à d’autres enjeux contemporains liés à la régulation et aux  dérives inhérentes à un contexte ultra-libéral

L’Internet ouvert et innovant que nous souhaitons protéger préfigure aussi  une nouvelle façon de se libér(alis)er dans d’autres champs. Nous, citoyens internautes créons du sens mais aussi des biens tangibles : en partageant, augmentant, remixant, participant à la vie du Net nous produisons une abondance d’informations et la technologie nous invite de plus en plus à projeter ces richesses dans le monde réel (dématérialisation des supports, réalité augmentée, impression 3D, …) Et cette façon de produire ou de partager des richesses entre citoyens  menace cette chère rareté entretenue par les pratiques commerciales et posent ainsi bien d’autres questions. Cette bataille qui oppose aujourd’hui défenseurs de l’Internet ouvert (des internautes-citoyens, des associations…) et entreprises privées défendant leurs  bénéfices préfigure, à notre sens, de combats tout aussi importants qu’il faudra mener sur d’autres fronts de moins en moins virtuels.

De nombreuses questions se font de plus en plus pressantes à mesure que l’Internet permet aux citoyens de s’organiser pour produire et consommer collectivement.

En effet, comment concilier l’idée de progrès sociétal et ne pas condamner les tentatives d’intimidation qui tendent à laisser en place un système de propriété intellectuelle devenu inadapté (voire contre-productif) pour la société et ses individus (BAF) ?
Comment ne pas s’alerter du déséquilibre croissant entre ceux que l’on nomme encore les « ayants droits » (souvent des sociétés tierces qui gèrent la « propriété intellectuelle » de nombreux producteurs de contenus) et les citoyens qui ont désormais trouvé un moyen de partager massivement ces contenus sans l’aide de quiconque… Respecter et signaler la paternité d’une idée est une chose, faire payer pour son utilisation limitée en est une autre. Comment va-t-on aborder le difficile arbitrage entre le citoyen et les entreprises qui détiennent les paternités mentionnées ? Comment concilier le partage (inéluctable) massif des idées et des biens et la juste rétribution de leurs auteurs ? Quelle vision ont les partis politiques de la puissance d’un « internet libre », de ce qu’il permettra de changer dans notre monde où tant de choses restent à construire et à inventer ?

Cette proposition de loi a le mérite de vouloir fixer le principe de « Neutralité du Net » dans la Constitution belge (et c’est le seul parti qui en a eu l’initiative). Nous pensons que le pouvoir politique pourrait aussi se pencher sur la question brûlante d’actualité  du cadre juridique du partage de contenus entre personnes lui-même. (le modèle p2p). La Loi Hadopi en France est censée apporter une réponse à cette question mais de façon tout à fait insatisfaisante dans la mesure où elle criminalise le consommateur dans son usage quotidien.
Nous observons aussi que l’idée même de produit, de bien, de richesse semble ne pas pouvoir se dédouaner de la notion de paternité, de propriété. Un bénéfice commun doit-il nécessairement se mesurer à une aune sonnante et trébuchante pour quelqu’un en particulier ?

Créations citoyennes

En vérité, il est difficile pour chacun d’entre nous d’avoir une vision claire de ce qu’induira un concept tel que la « Neutralité sur Internet ». En voulant protéger la diversité des contenus et les initiatives individuelles et non-marchandes sur internet, le législateur franchit tout de même un pas et traduit sa volonté de privilégier l’utilisateur public plutôt que les grandes entreprises qui seraient assez fortes pour cannibaliser la bande passante. C’est un premier pas.
Essayons maintenant d’apporter un autre éclairage et tentons le lien entre le « monde virtuel » et la gestion bien tangible de la cité.

Du point de vue de l’innovation et de la participation citoyenne à la vie de la société (en ce compris les dimensions économiques et politiques qui régissent grandement notre vie IRL), il faut bien avouer que ce sont les individus agrégés autour de thématiques qui sont porteurs du progrès…. Ce sont les contributions de chacun, mises bout à bout qui font qu’une encyclopédie commune comme Wikipédia a vu le jour, qui font que Linux devient un système plus fiable que ceux d’entreprises qui ont d’autres intérêts que la simple efficience. Et ce succès est compréhensible car, en ces temps agités, comment faire confiance et être sûr que ce que fait tel logiciel est bien ce qu’il prétend faire ?  Pensons à la façon dont certaines entreprises (la plupart ?) envisagent leurs produits, à la façon dont le consommateur est poussé à renouveler sans cesse ses achats  via l’obsolescence programmée ou annoncée des produits… Non, ces fabricants-là ne visent pas seulement l’efficience et la satisfaction du citoyen/consommateur, l’objectif ultime, supérieur est la rentabilité comptable et le bénéfice monétaire. Alors bien sûr, voir le citoyen animé d’autres objectifs débouler dans leur pré carré de producteurs déclenche une résistance énorme de leur part.

Rentabilité sociétale, modèle économique,

Pour en revenir à la notion de « Neutralité du Net », ce combat est bel et bien importantissime ! La bataille à laquelle nous assistons aujourd’hui et qui oppose les internautes-pirates aux grandes industries de la musique ou du cinéma n’est que le prélude à une lutte qui s’étendra prochainement à d’autres champs bien plus vitaux. Pensons à la production d’objets usinés (impression 3D), l’alimentation (copyright sur les semences !), les soins de santé (renforcement des brevets sur les médicaments tels que prévu dans les premiers textes de l’Acta),..

Aujourd’hui, cet affrontement qui fait rage dans le champ culturel déborde déjà dans d’autres domaines, notamment le petit monde de la production de logiciels. Et qu’y voyons-nous ? Une défiance grandissante du citoyen envers des entreprises qui profitent d’un monopole relatif pour corrompre l’efficience de leur propre produit (logiciels espions, verrouillage des technologies, obsolescence de certains formats,…) et de l’autre côté, une montée en puissance des logiciels issus de la collaboration entre citoyens : les logiciels Open-source. En effet, quelle confiance placer dans des entreprises comme Microsoft ou Apple (au hasard, hein !?) lorsqu’il s’agit de gérer nos données personnelles ou la conduite de la voiture, ou le pilotage de ma future prothèse auditive ? Tant les Etats que les individus ont tout intérêt à adopter des logiciels dont le code est connu, transparent à l’utilisateur. Rien que pour cette raison-là, il semble que la messe soit dite : l’avenir appartient au libre ! Et puis, bien sûr si l’on parle de prix, on enfonce le clou…

Aujourd’hui, c’est toute une économie de la contribution qui redéfinit les conditions d’accès à certains biens (les logiciels : Open-Source, l’habitat : co-housing, la mobilité : co-voiturage, car-sharing,  le travail : co-working, …). C’est le modèle du P2P (pair-à-pair) : on partage les ressources accessibles dans le réseau. On les utilise ainsi mieux, c’est-à-dire plus et avec moins de gaspillage en énergie et en matières premières. Les choses ainsi créées et partagées ne sont plus rares, elles sont abondantes et donc leur prix s’écroule. Mais leur valeur intrinsèque (l’utilisation que l’on en fait) est intacte. Cette dimension des possibles utilisations partagées de nos ressources qu’Internet rend de plus en plus accessible à chacun est une option politique et économique à ne pas manquer ! Le Gsara tentera d’ailleurs au cours de l’année 2012 de sensibiliser et de « capaciter » les citoyens à cette économie alternative en plein essor.

Cette perspective fait trembler le modèle économique actuel, c’est logique. Et avec lui, frémissent les modèles de gestion politiques… Mais n’avons-nous pas encore pris conscience que nos ressources et notre espace vital sont limités, que la seule urgence politique véritable est écologique ? Faut-il voir l’affirmation de Valérie Déom «  […] via l’imprimerie 3D, il y a la moitié du monde qui sera en faillite (ndlr : économique) demain ! » comme une fatalité ? En tant qu’entité pensante de citoyens-agrégés, ne pouvons-nous envisager l’épanouissement humain que via la rentabilité comptable ?  Bien-sûr, cela provoquera la faillite économique de pans entiers du présent système de gestion des biens. (qui reste un des plus inégalitaires jamais créés puisque 0.5% de la population mondiale détient 36% de sa richesse).

Parlant de juste rétribution : celle-ci doit-elle être à tout prix monétaire ? Avec une telle logique, nous nous dirigeons plutôt vers une faillite d’idées et de solutions viables pour faire face aux grands défis qui nous attendent !
Mesdames, messieurs les législateurs, la « Neutralité du Net » est le premier pas d’un marathon que nous allons tous courir et qui nous mènera, espérons-le, sur des voies ouvertes aux progrès individuels et collectifs dans le respect de la personne, du vivre-ensemble et de la planète.

B.Fostier,
Coordinateur Education permanente au Gsara

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