Jeux d’influence et de manipulation affective (Gordy Pleyers)

Rencontre avec Gordy Pleyers, professeur de comportement du consommateur et de psychologie sociale à l’UCL et membre de l’agence marketing Mind Insights

Branche de la neuroéconomie, le neuromarketing tente de mesurer la façon dont un produit, une publicité, un « stimulus » affecte notre inconscient et influe sur nos comportements d’achat. Est-ce vraiment si efficace, mesurable et fiable ?

Ce qu’on appelle « neuromarketing » fait référence à un ensemble de techniques visant à mieux comprendre les réactions des consommateurs par rapport à un objet grâce à l’analyse des mécanismes cérébraux. Par exemple, il est possible d’observer directement les zones cérébrales activées face à une publicité pour tenter d’en déduire les réactions des consommateurs. Le neuromarketing constitue un domaine en pleine évolution, qui peut présenter un certain intérêt mais qui doit surtout être envisagé avec une grande prudence. D’une part, il s’agit de techniques très complexes nécessitant des expertises scientifiques extrêmement pointues. D’autre part, de nombreux progrès scientifiques seront encore nécessaires pour mieux maîtriser ces méthodes et éventuellement les exploiter de façon vraiment fiable pour des applications commerciales. Il est dès lors surprenant que certaines sociétés purement commerciales tentent déjà (et sans réelle expertise scientifique) de vendre ces techniques, face à des personnes n’étant souvent pas au courant de leurs limites et de leur complexité.

Au sein de notre agence de « marketing scientifique » Mind Insights, nous exploitons les techniques « neuromarketing » qui sont les plus pertinentes en regard des avancées scientifiques actuelles. Toutefois, il faut reconnaitre que l’exploitation de telles techniques nécessite plus de temps que d’autres méthodes d’analyse des consommateurs, étant donné l’expertise scientifique et la complexité impliquées. Cela étant, il est également intéressant de préciser que les techniques dites « neuromarketing » ne constituent qu’un ensemble de techniques parmi d’autres, qui sont loin d’être toujours les plus pertinentes. Ainsi, d’autres méthodes moins lourdes permettent généralement de livrer des données bien plus utiles pour examiner la « boite noire » des consommateurs et orienter le marketing.

En tant que marketeur, pouvez-vous comprendre les consommateurs de plus en plus irrités par l’invasion et l’agression de la pub ?

Oui parfaitement, dans la mesure nous sommes chaque jour exposés à un nombre incroyable de publicités, de logos, de produits… Ces expositions sont omniprésentes : en magasin mais également sur Internet, à la télévision, dans la rue, au bord des terrains de sport et dans bien d’autres endroits de nos vies quotidiennes. C’est ce véritable matraquage qui pousse d’ailleurs certaines sociétés commerciales à exploiter de nouvelles techniques pour se démarquer, comme par exemple l’utilisation d’émotions particulières ou même l’usage de publicités clairement choquantes…

Dans votre livre « l’endoctrinement affectif du citoyen », vous analysez certaines techniques d’influence qui peuvent être utilisées dans le domaine politique pour atteindre et séduire les électeurs. Pourriez-vous nous donner quelques exemples ?

Le principe de départ est qu’un nombre relativement faible de citoyens disposent réellement d’éléments rationnels sur lesquels ils peuvent se fonder pour orienter leurs choix politiques (ex : intégrité d’un politicien, compétence dont il a fait preuve dans certains dossiers,…). Quant aux autres, que leur reste-t-il généralement pour orienter leur attitude et le vote qu’on leur demande d’effectuer sinon une émotion, une réaction spontanée à l’égard d’un candidat ou un parti ? Dans certaines de mes études, je montre que si les attitudes et les comportements socio-politiques des citoyens peuvent résulter de croyances rationnelles, ils proviennent aussi – et, très souvent, surtout – de processus affectifs pouvant même agir sans que les individus en aient conscience. Dans la perspective de l’acteur politique, cela implique donc que pour de gagner les faveurs des citoyens, il existe, au-delà des procédés rationnels fondés sur l’argumentation, un moyen particulièrement efficace qui consiste à activer des émotions particulières…

Mes travaux dans le domaine montrent dans quelle mesure certaines techniques émotionnelles utilisées en marketing commercial pour influencer les consommateurs par rapport à des produits peuvent ainsi être utilisées pour influencer les citoyens par rapport à des acteurs et des partis politiques. Le phénomène de « conditionnement affectif » en constitue un exemple. Il s’agit de modifier l’attitude par rapport à un stimulus en l’associant selon une procédure à un élément positif (ou négatif dans certains cas). Sur le plan commercial, il s’agit typiquement de l’exemple de la marque Scottex, qui exploite comme élément affectif positif un adorable petit chien. Mes analyses des 30 dernières années de campagnes électorales aux Etats-Unis et en Europe démontrent l’utilisation de ce phénomène dans le domaine politique. Pour n’en prendre qu’un exemple, durant la compagne de 2007, Nicolas Sarkozy s’est largement affiché aux côté de Doc Gynéco. Si sur un plan rationnel cela était totalement incohérent avec le positionnement du candidat (le chanteur nonchalant avec lequel il s’associait n’était absolument pas compatible avec l’idée de Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus »), la technique est très intéressante sur le plan marketing car elle a permis, via cette association, de développer une attitude positive dans l’esprit de nombreux citoyens par rapport à Nicolas Sarkozy ; essentiellement dans le chef de citoyens de banlieues étant faiblement impliquées dans la politique, n’ayant pas beaucoup d’éléments rationnels pour orienter leur vote, et étant donc particulièrement influençables par la technique affective. Ces techniques se sont particulièrement développées aux Etats-Unis, où sont largement exploités des phénomènes de manipulation affective durant en périodes électorales. Il est intéressant de montrer à quel point les connaissances scientifiques jettent un éclairage pertinent sur de tels phénomènes, et pourraient même être précieuses pour contribuer à optimiser encore le marketing politique.

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