Ma télé et moi émoi (Olivier Luminet)

Rencontre avec Olivier Luminet, professeur de psychologie à l’UCL, chercheur au FNRS et auteur du livre « Psychologie des émotions »

Dans son ouvrage « Psychologie des émotions1 », Olivier Luminet examine les réponses de confrontation et d’évitement face aux émotions. Ces émotions qui affectent notre perception du monde, la manière dont nous nous exprimons, nos raisonnements intellectuels, nos processus d’apprentissage,.. Regard d’un psychologue sur les émotions véhiculées par la publicité et les médias.

Quelle est votre analyse de la confrontation et évitement face aux informations ?
Ça me fait penser aux études de Bernard Rimé, professeur ordinaire à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education de Université de Louvain. Les gens auraient un intérêt, une fascination pour l’émotionnel, voire parfois un certain goût presque morbide pour les catastrophes, les accidents graves, les tremblements de terre,.. Le public a naturellement une inclinaison à savoir ce qui se passe. Par curiosité et par empathie. Les gens ont aussi envie d’avoir des images. Par exemple, les images des attentats du 11 septembre ont été diffusées en continu et les gens continuaient à les regarder, même s’ils les avaient déjà vues 20 fois.

Comment l’expliquer ?
Les gens sont curieux face à quelque chose de nouveau. Et surtout, ils ont envie de comprendre, de créer du sens. Il y a un processus de construction de sens après certaines situations. Plus la situation paraît insensée, plus ça prend du temps. Les attentats du 11 septembre est une situation complètement insensée qui a pris beaucoup de temps à être gérée et comprise par les gens. Un autre élément est l’empathie. Des situations de catastrophe comme celles-là génèrent des mouvements d’entraide et de compréhension.

Mais dans la dynamique « confrontation-évitement », c’est clair qu’il y a des différences entre les personnes. Certaines personnes veulent éviter d’être confrontés aux informations qui génèrent trop d’émotions. La moindre situation émotionnelle les met dans un état d’activation insupportable (notamment au niveau physiologique). C’est le cas pour celles et ceux qui ont une réactivité cardiaque beaucoup plus forte. Pour se protéger, ils vont essayer d’éviter ces informations en coupant la radio, en changeant de chaîne à la télé,…
Dans beaucoup de théories psychologiques, on décrit l’importance d’alterner confrontation et évitement de manière idéale. Quand on vit une émotion forte, il faut être capable de s’y confronter, mais aussi avoir des moments où on fait autre chose. Par rapport aux images d’actualité émotionnelle, s’y exposer tout le temps a un côté un peu morbide et pathologique. Dans la dynamique habituelle, quand on vit une situation comme ça, on décrit des phases de confrontation et d’évitement qui vont alterner. Mais certaines personnes n’arrivent pas à le faire et vont être soit tout le temps en confrontation, soit tout le temps en évitement.

Exploiter la voie affective n’est-ce pas souvent la solution la plus simple, la plus immédiate, et la moins chère dans le chef des médias (publics comme privés) pour obtenir des revenus publicitaires et faire de l’audience ? Je pense ici aux programmes de téléréalité qui suscitent artificiellement le sordide, les penchants les plus grégaires chez le téléspectateur mais aussi quand les médias font la Une avec un nouveau type de virus ou un accident de train spectaculaire.
Spontanément les gens sont attirés par l’émotion. Plus la chose est inattendue et nouvelle, plus elle va susciter un intérêt particulier. Les médias, et je pense plutôt aux télévisions, exploitent souvent la voie affective pour faire de l’audience.

Quels types d’émotion ?
Les médias jouent très clairement sur la peur. Faire peur est un très bon vecteur. C’est une émotion qui peut très vite devenir collective et se propager. Le moteur de la peur, c’est n’importe quel danger et menace pour l’intégrité de la personne. On se rend compte que globalement, les émotions négatives sont plus faciles à être partagées. Les moteurs de la peur, de la tristesse, de la colère, sont assez universels.

Par contre, induire des émotions positives au niveau collectif est plus difficile car moins universel. Cela dépend davantage de situations personnelles. Il existe des situations potentiellement positives telles un mariage, une naissance,… mais elles n’intéressent pas unanimement tout le monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il y a beaucoup plus d’études sur les émotions négatives (tristesse, peur, colère) parce qu’il est relativement facile de les induire. Par contre, déclencher un niveau de joie intense chez quelqu’un en laboratoire, c’est compliqué ! On voit bien que l’humour par exemple n’est pas du tout universel. Il est donc plus facile de déclencher une émotion collective désagréable, qu’une émotion collective agréable. Certains événements sportifs ont ce potentiel d’émotions positives au niveau collectif mais c’est beaucoup plus rare ! On se rappelle de l’engouement incroyable suscité par les performances des Diables Rouges lors de la Coupe du monde en 1986 au Mexique. De ces événements, les médias sont friands. Les politiques aussi, avec des tas d’enjeux identitaires derrière.

Vivrions-nous alors dans « une société de mise en scène de la peur » comme le dit le philosophe Michel Serres ? Le discours anxiogène mène-t-il à l’immobilisme et au repli sur soi ?
Il y a un risque. Je pense surtout aux gens qui ont un excès d’empathie. L’empathie c’est bien mais en avoir trop peut être problématique. Ils vont ramasser toutes les émotions du monde entier et cette anxiété collective en pleine figure sans pouvoir se distancier. Les médias ont un rôle d’amplificateur, qui n’est pas sans influence sur les comportements et les émotions de chacun. Les médias ont aussi tendance à privilégier les éclairages et commentaires émotionnels à chaud plutôt que des experts de la question. L’analyse qui en est faite est d’une toute autre nature.

Et sur quel type d’émotion joue la publicité ?
La pub joue davantage sur le changement d’humeur que sur les émotions. L’humeur est moins intense que les émotions. Il faut bien avouer que la pub ne rend jamais les gens fous de joie (comme lors de certains événements sportifs) mais elle est capable de modifier l’état d’humeur de la personne en associant un produit avec une image agréable (même sans aucun rapport avec la marque). Un meilleur état d’humeur rend la personne plus réceptive au produit. Mais si par contre, vous étiez de très mauvaise humeur avant de visionner la pub, ce n’est pas cette même pub qui va vous faire basculer.

Quels sont le poids et l’influence des mots, des images, des couleurs dans nos fonctions cognitives et notre perception du monde ?
Il y a beaucoup d’études qui s’intéressent maintenant à l’effet cumulé des émotions (c’est à dire au niveau de nos 5 sens). Par facilité, elles se sont surtout penchées sur la coordination entre le visuel et l’auditif. Quand on joue sur les deux sens, on peut renforcer les effets émotionnels. Nicolas Vermeulen, Doctorant à l’Institut de Psychologie (IPSY) de l’Université de Louvain, crée des situations « cross-modales » pour comprendre l’influence de la musique sur les expressions faciales.
Par exemple, quelle émotion suscite l’observation d’un visage neutre qui sourit de plus en plus sur une musique joyeuse ? Le personnage inspire confiance et il y a un décuplement de l’effet de la musique. Quand la musique est au contraire triste ou terrifiante sur l’image de ce même visage, la situation est vécue comme pathologique, elle procure un sentiment immédiat de méfiance et de peur. Pourquoi sourit-il alors que la musique n’a rien à voir ? Nos émotions sont ainsi influencées par des situations dites « congruentes » (lien entre le visuel et l’auditif) ou « incongruentes » (aucun lien entre le visuel et l’auditif). Les marketeurs jouent bien évidemment sur cette congruence entre les sens.

Les mots utilisés ont aussi leur importance. Cela a été prouvé par les techniques dites d’amorçage affectif. Il est possible de rendre la connotation de certains mots/marques plus agréable en les introduisant par d’autres mots (ex. soleil, plage, chaleur). Les mots orientent notre état d’esprit à notre insu. Gordy Pleyers qui enseigne le comportement du consommateur à l’UCL, parle d’ailleurs d’endoctrinement affectif du citoyen. Celui-ci analyse les mécanismes de conditionnement évaluatif dans le discours politique et montre comment ceux-ci peuvent orienter les décisions des 25 % d’indécis. Ce sont ces 25 % d’indécis qui sont la cible de ces campagnes politiques.

Un exemple d’endoctrinement affectif ?
Un leader charismatique transmet de l’empathie en donnant l’impression aux gens qu’il comprend leurs problèmes et leurs douleurs. C’est une clé de succès politique ! Il y a des analyses qui montrent que dans des campagnes politiques, indépendamment des aspects idéologiques, le candidat qui se montrera le plus empathique a le plus de chance de passer. Dans les yeux de la population, c’est quelqu’un qui a l’air de comprendre les autres, de se mettre à leur place et de ressentir les émotions,.. Un exemple, un peu ancien mais assez révélateur est celui de Gerhard Schröder. En pleine campagne électorale allemande (septembre 2002), des inondations sévissaient en Bavière et en Saxe. Elles ont fourni au chancelier social-démocrate une occasion inespérée de remonter dans les sondages. Vêtu d’un ciré et chaussé de bottes en caoutchouc, il a défilé dans les villes et les campagnes inondées et a su séduire les électeurs incertains. Toutes les chaînes allemandes ont retransmis les images de leur chancelier très préoccupé par le sort de ses compatriotes sinistrés.

Qu’en est-il de nos capacités de distanciation ? Sommes-nous toujours passifs par rapport aux images ?
Nous avons des capacités de distanciation mais nous sommes moins critiques dans des moments de fatigue par exemple. Si nous nous mettons devant la tv le soir après une longue journée, nous sommes dans une position « automatique » (notion d’automaticité). Nous risquons d’être plus facilement influencés que si nous mobilisons toutes nos ressources conscientes pour faire attention à ce qui nous est raconté. Cette disposition d’esprit critique de départ va être importante par rapport à la réception des messages.

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